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Viet Nam – l’histoire politique des deux guerres – Guerre d’indépendance (1858-1954) et guerre idéologique ou Nord Sud (1945-1975) – Recension de AFRASE (Association Française pour la Recherche sur l’Asie du Sud-Est) – Louis Raymond

Louis Raymond

Viet Nam – l’histoire politique des deux guerres – Guerre d’indépendance (1858-1954) et guerre idéologique ou Nord Sud (1945-1975) – Recension de AFRASE (Association Française pour la Recherche sur l’Asie du Sud-Est)

Il n’est pas évident de se démarquer en publiant une synthèse générale de l’histoire contemporaine du Viêt Nam, dans une actualité éditoriale pour le moins chargée. Depuis 2016, il faut compter notamment sur les ouvrages de Christopher Goscha (Vietnam : A New History, 2016), François Guillemot (Viêt Nam, fractures d’une nation, 2018), Benoît de Tréglodé (Histoire du Viêt Nam de la colonisation à nos jours, éd., 2018) et même sur celui du spécialiste du Cambodge Ben Kiernan (Viet Nam : A History From Earliest Times to the Present, 2017). L’historiographie se renouvelle et, au-delà du vieux clivage entre révisionnistes et orthodoxes, elle fait l’effortt de replacer les Vietnamiens au centre de leur histoire. Tous les Vietnamiens si possible, ajoute François Guillemot, dont les travaux s’intéressent de longue date aux vaincus de l’histoire de ce pays.

Pour un historien non-professionnel, la tâche était d’autant plus ardue. Si Nguyễn Ngọc Châu, cadre du secteur bancaire à la retraite, après avoir écrit un premier livre sur l’histoire de sa famille, s’en tire remarquablement bien, peut-être est-ce dû au lien organique qu’il entretient avec son sujet. Ingénieur diplômé de l’École centrale de Paris dans les années 1960, il fait le choix de retourner à Saïgon au début des années 1970 où il est employé comme directeur du crédit de la Banque centrale de la République du Viêt Nam (RVN). Il connaîtra ainsi de l’intérieur cette journée fatidique de la fn du mois d’avril 1975, avant de fuir le pays par bateau et de se réinstaller en France. De la même manière, Châu est le fils de Nguyễn Ngọc Bích, lui aussi ingénieur, qui animait un groupe secret d’intellectuels dans les années 1950 à Paris et avait envisagé de se présenter à l’élection présidentielle de la RVN contre Ngô Đình Diệm en 1961. Du fait de cette histoire familiale, l’auteur a ainsi eu l’opportunité de rencontrer des personnalités les plus diverses, du Nord ou du Sud, qui ont compté dans l’histoire contemporaine de son pays d’origine.

Cette compréhension vécue de son sujet aurait pu poser un problème d’ordre épistémologique. Les anciens acteurs et actrices de l’histoire du Viêt Nam ont produit des témoignages, des mémoires, à la première personne, dans lesquels ils assument leur subjectivité, racontent une vérité de leur point de vue. Nguyễn Ngọc Châu, s’il a bien vécu à Saïgon en tant qu’adulte avant 1975, appartient néanmoins à la génération qui a été afectée par la défagration de l’histoire sans pouvoir peser sur le cours des événements : celle née entre 1940 et 1960. En faisant le choix de la méthode historique, il a tenté de dépasser son expérience personnelle. S’il évoque le destin de son père ou développe certains traits de la culture méridionale du pays qui lui sont plus familiers que ceux du Nord, l’auteur réussit dans l’ensemble à « objectiver » son regard, et à évoquer les confits idéologiques et les jeux d’influence avec l’œil froid de l’historien.

Cette Histoire politique des deux guerres est une synthèse, faites à partir de sources secondaires en vietnamien, en français et en anglais. La bibliographie comprend les ouvrages récents de certains chercheurs anglo-saxons (Edward Miller, Pierre Asselin, etc.), les classiques de l’historiographie française (de Pierre Brocheux, qui signe la courte préface, à Jacques Dalloz ou Philippe Devillers) et, outre les ouvrages en vietnamien, un grand nombre d’articles dans cette langue publiés sur les forums ou les sites Internet des diasporas dans les années 2000 et 2010. Ces articles sont une mine d’or que beaucoup de chercheurs occidentaux n’examinent pas dans les détails, alors qu’ils regorgent d’informations et de témoignages intéressants dès lors qu’on en fait un traitement dépassionné.

Non seulement le livre de Nguyễn Ngọc Châu place la focale sur les Vietnamiens, tous les Vietnamiens, mais on sent au fur et à mesure de la lecture le patriotisme de l’auteur. Ainsi, même si son père et lui étaient des hommes du Sud qui se sont investis dans la RVN, il a par exemple une vision assez distanciée des luttes de pouvoir au Nord en 1945. Il n’accable pas le Viêt Minh, mais propose à la place une liste des partis politiques vietnamiens actifs des années 1920 jusqu’au milieu des années 1940 (p. 157-162), avant de montrer que la concurrence entre les partis était rude et qu’aucun d’entre eux n’avait le monopole de l’anticolonialisme : le triomphe du parti communiste est le fait de son habileté manœuvrière. Ce patriotisme se lit encore dans le choix du découpage chronologique : dire que 1858-1954 est une seule et même guerre, c’est mettre l’accent sur le fait que, même si les résistants changent de visage entre le mouvement du Cần Vương et la Révolution d’août, l’ennemi des Vietnamiens est toujours le colonialisme français. Cela sous-tend une unité des « Vietnamiens » (on les appelait alors les « Annamites ») en tant que nation dès le xixe siècle, ce qui, au-delà de la proclamation d’un Viêt Nam unifé par l’empereur Gia Long, peut être discuté, mais c’est un parti pris assumé.

La quatrième de couverture promet une réponse à plusieurs grandes questions : Pourquoi y a-t-il eu répression des chrétiens qui a justifé officiellement l’intervention des Français en 1858 ? Qu’a apporté la France à ce pays devenu une colonie d’exploitation ? Hồ Chí Minh a-t-il été plus « nationaliste que communiste » comme le pensent certains ? Comment Ngô Đình Diệm a-t-il été choisi par Bảo Đại en 1954 ? Le récit historique proposé par cet ouvrage ofre effectivement des réponses à chacune de ces interrogations isolées ; il retranscrit les événements dans une écriture fluide et concise. Bien sûr, l’objectif n’était pas de faire une réfexion érudite sur un phénomène particulier. Le lecteur univesitaire trouvera peut-être que l’on passe un peu vite sur certains détails, mais M. Châu réussit néanmoins à proposer une explication convaincante de chacun des points chauds de l’histoire évoqués ci-dessus. On notera ainsi l’attention portée au rôle de Lý Thụy, l’un des pseudonymes de Hồ Chí Minh, dans l’arrestation de Phan Bội Châu en Chine en juin 1925 (p. 63) ou de l’après-midi du 29 avril 1955 à Saïgon, lorsque Diệm convoqua tous les partis au palais présidentiel, se retira pour laisser les représentants délibérer, et réussit enfn à la fn de la séance à prendre le meilleur sur les manœuvres de Bảo Đại jusqu’à pouvoir envisager de le faire destituer, ce qui fut le cas avec le référendum du 23 octobre 1955.

Le livre apporte enfn quelques éléments proprement nouveaux, ou pour le moins assez rares pour être soulignés. C’est le cas, par exemple, sur les éditions Minh Tân, sises à Paris dans les années 1950, qui ont joué un rôle important pour les études vietnamiennes en publiant, entre autres, la thèse du philosophe Trần Đức Tảo et les ouvrages de Hoàng Xuân Hãn, polytechnicien et ministre de l’Éducation du gouvernement Trần Trọng Kim en 1945, intitulés La Sơn Phu Tử (Le maître de La Son, 1952) et Chinh phụ ngâm bị khảo (Étude sur le poème Le chant d’une femme de guerrier, 1953). Idem pour les groupes secrets d’intellectuels en exil qui gravitaient autour du père de l’auteur et de cette maison d’éditions à l’époque. Ou sur le « Bloc Économie Finance » (p. 403), politique par laquelle la RVN, après les accords de Paris de 1973, va essayer de faire revenir les jeunes diplômés à l’étranger en leur donnant des postes dans la haute administration, ce dont l’auteur a bénéfcié.

Il serait bien dommage de ne pas lire cette « Histoire politique des deux guerres » sous prétexte qu’elle n’est pas l’œuvre d’un universitaire. Non seulement c’est un complément très utile aux titres récents cités en ouverture de cette recension, mais c’est avant tout un travail sérieux, rigoureux et cohérent, qui est un vrai plaisir de lecture pour les passionnés d’une histoire complexe du Viêt Nam, histoire qu’on n’a pas fini de réexaminer.

Louis Raymond

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