Entretiens avec l’auteur Nguyễn Ngọc Châu
Nguồn: https://vinageoblog.wordpress.com/2019/12/29/entretien-2-lhistoire-du-vietnam-selon-nguyen-ngoc-chau/
1) Pouvez-vous vous présenter rapidement ?
Je suis un ingénieur qui s’est mis à écrire après sept ans de retraite. J’ai commencé par écrire un livre sur ma famille, celui- là (Vietnam-L’histoire politique des deux guerres, ndlr) parle de l’histoire contemporaine de mon pays et je pense en publier un troisième sur le caodaïsme qui est la religion de mon grand-père. Le besoin d’écriture provient de ma soif de recherche pour savoir ce qui s’est réellement passé. A la différence de beaucoup de Vietnamiens, je suis venu faire mes études ici et puis je suis rentré au Vietnam en pleine guerre en 1973, comme tous ceux qui voulaient servir leur pays, puis en 75 j’ai dû quitter le Vietnam sur un chaland tiré par un petit bateau. Depuis je vis en France.
2) Outre le livre que vous venez de publier (et dont nous allons reparler), vous avez écrit « Au temps des ancêtres – une famille vietnamienne dans sa traversée du XXème siècle » (édition l’Harmattan), livre dans lequel vous présentez l’Histoire du Vietnam à travers l’histoire de vos aïeux et même des éléments de votre propre vie. Quelles furent les motivations qui vous poussèrent à effectuer ce travail de témoignage ?
C’est simple, il y a déjà des livres qui ont été écrits en vietnamien sur ma famille, et même une pièce de théâtre qui a été mise en scène partout le pays et qui a été diffusée à la télévision vietnamienne. Mes enfants et ma femme, qui ne connaissent pas le vietnamien, m’ont dit qu’il fallait faire quelque chose, « il faut écrire un livre en français pour que nous et notre génération puissions savoir ce qui s’est passé». A partir de ça, j’ai écrit un livre sur mes aïeux : « Le temps des ancêtres – une famille vietnamienne dans sa traversée du XXè siècle » préfacé par Pierre Brocheux.
Pour une transmission familiale, donc ?
Oui, et aussi parce qu’elle représente bien la complexité de l’Histoire de mon pays. Par exemple, ma famille est connue, mon père était un polytechnicien, ingénieur des ponts, qui a pris le maquis au Vietnam en devenant commandant adjoint de la zone militaire IX du Viet Minh. Il avait refusé l’offre de rejoindre le Parti Communiste en 1945 . Il fut arrêté par les Français et condamné à mort. Ce sont des polytechniciens officiers dans l’armée française qui se sont arrangés pour qu’il soit échangé et exilé en France, ne pouvant ainsi plus lutter les armes à la main contre la France. À Paris, il fit sa médecine et créa avec des amis les éditions Minh Tân pour publier des livres écrits par des intellectuels vietnamiens pour les Vietnamiens. En 54, il fut parmi ceux qui étaient sur les rangs pour être premier ministre de Bảo Đại, le chef de l’État du Việt Nam (le dernier empereur du Vietnam, ndlr). À l’époque il fallait quelqu’un qui n’avait pas travaillé pour les Français ou n’ayant pas la réputation d’être un pro français. Mon père appartenait à un groupe que certains appelaient le groupe « Minh Tân», parce qu’il se réunissait au siège des éditions Minh Tân au 7 rue Guénégaud dans le 6ème arrondissement. Ce groupe préconisait une coopération économique et financière entre le Nord et le Sud jusqu’à ce que les conditions soient réunies pour une réunification pacifique du pays. A l’époque, ni les Français, ni les Américains ne suivaient cette ligne. Il fallait combattre les communistes pour les éradiquer complètement.
J’imagine que ni les Américains, ni les Soviétiques, ni les Chinois ne devaient apprécier…
Oui, surtout les Américains qui détenaient les cordons de la bourse, et malgré le fait que le Nord était d’accord durant une première période. Ngô Đình Diệm lui-même, juste avant le coup d’Etat qui le renversa, avait contacté Hà Nội en ce sens.
3) Cet ouvrage traite également du caodaïsme, religion témoignant de la vitalité de la mystique de l’âme vietnamienne dont l’un de vos ancêtres fut une figure de proue. Cette croyance étant largement méconnue en France, pourriez-vous nous la présenter succinctement ?
Dans cet ouvrage le caodaïsme est présenté succinctement comme les autres groupements politico-militaires, les Hòa Hảo et les Bình Xuyên. Les chapitres qui y sont consacrés sont plus détaillés dans mon premier livre. Ce n’est pas une religion nouvelle car il est basé sur le Tam Giáo ou la Triple Voie qui regroupe le Confucianisme, le Taoïsme et le Bouddhisme qui existaient déjà en 500 avant JC, et qu’il postule l’existence d’un Tout Puissant comme les trois religions monothéistes du Moyen-Orient. C’est une religion qui a été révélée par le spiritisme, l’évocation des esprits supérieurs, et qui s’appelle « Đại Đạo Tam Kỳ Phổ Độ », c’est-à-dire “La Grande Voie de la Troisième Amnistie” , sous-entendu “de Dieu vis-à-vis de l’humanité”. Pour les caodaïstes, par deux fois déjà, le Tout-Puissant avait voulu ramener l’homme vers la bonne voie, celle de la sagesse et du bonheur. La première amnistie se rapporte au temps de l’avènement du judaïsme (Moïse selon un certain message divin) en Occident et des proto-confucianisme (empereur Phuc Hi) , proto-taoïsme (Thái Thượng Đạo Quân) et proto-bouddhisme (Nhiên Đăng Cổ Phật, le Bouddha Ancien) en Orient. La deuxième amnistie se rapporte à l’avènement du christianisme (Jésus-Christ) et de l’islam (Mahomet) en Occident, et à celui du confucianisme (Khong Phu Tseu) , du taoïsme (Lao Tseu) et du bouddhisme (Sakya Mouni) en Orient.
Pour la troisième amnistie, ne voulant plus passer par des intermédiaires comme il l’avait fait auparavant, le Tout-Puissant se révéla directement à l’homme par le biais de l’évocation des esprits, le spiritisme, une pratique alors courante autant en Orient qu’en Occident. Sous l’appellation de Cao Đài Tiên Ông Đại Bồ Tát Ma Ha Tát[1], il se posa en Thầy (Maître) venu enseigner à l’homme, qu’il appela Con (enfant) , la route vers sa “délivrance”, la Grande Voie Universelle qui pourrait concilier toutes les croyances. Le Tout-Puissant caodaïste est là pour enseigner, pour transmettre, pour montrer la Voie, tel Bouddha qui était là pour faire profiter l’humanité de son expérience de l’Éveil, et non pour qu’on le vénère ou qu’on travaille à Sa Gloire. Il n’est pas là pour participer aux affaires des hommes et répondre à leurs sollicitations.
La devise du caodaisme est « Tam Giáo Quy Nguyên, Ngũ Chi Hôp Nhất » qui veut dire « Les Trois Voies (Tam Giáo) mènent vers l’Origine (Quy Nguyên) , les Cinq Subdivisions (Ngủ Chi) vers l’Unité (Hợp Nhứt) » . Les cinq « chi » sont la voie de l’Homme (avec l’enseignement de Confucius), la voie des génies (avec l’enseignement de Khương Thái Công), la voie des Saints (avec l’enseignement de Jésus Christ), la voie du Taoisme, de l’immortalité (avec l’enseignement de Lao Tseu) et la voie du bouddhisme ou de la Délivrance (avec l’enseignement de Bouddha). L’objectif est le retour vers l’origine, avant qu’il y ait eu la création (Quy Nguyên). Dès la création de la religion, il y eut un grave shisme et la majorité des fondateurs quittèrent Tây Ninh pour créer chacun sa propre branche. Il y eut plus de douze, Tây Ninh devenant une branche comme les autres, mais une branche particulière, car gérée par un caodaïste d’origine catholique, elle vénérait Victor Hugo et Jeanne d’arc, s’engagea dans la politique, posséda une armée et fonda un parti politique. Aujourd’hui (2019), il y a 9 « Hội Thánh Cao Đài », des églises caodaïstes avec un clergé sacerdotal et 19 organisations caodaistes indépendantes ( temples, comités, etc…)
4) Le livre que vous venez de publier, Vietnam-L’histoire politique des deux guerres 1858-1954 et 1954-1975, revient sur les deux premières guerres d’Indochine. Or, lorsque vous expliquez vos mobiles dans la partie remerciement, vous finissez en disant vouloir faire comprendre aux héritiers de l’histoire vietnamienne « que le présent et le futur d’un pays ne se construisent pas sans douleurs ni larmes » , pensez-vous qu’il existe une rupture générationnelle au sein du peuple vietnamien et que la jeunesse se désintéresse des combats de leurs aïeux ?
C’est une question générale et particulière au Vietnam, car il n’y a pas que dans ce pays que le futur se construit sur des larmes. Prenez les gilets jaunes, ils construisent la France de demain. Ce que j’ai écrit est classique et valable pour tous les pays, c’est un passage obligatoire. Maintenant au niveau des générations, vous avez les anciens, comme moi, qui ne se posaient pas la question de pouvoir dire ou non ce que nous voulions dans notre Viet Nam du passé. Maintenant tout est différent. Vous pensez que vous pouvez écrire ce que vous voulez actuellement au Vietnam ? Bien sûr que non ! Les jeunes générations n’ont pas à se préoccuper de politique, à ne pas se soucier de la gestion du pays. C’est le Parti qui gère le pays. Il faut laisser les professionnels faire leur travail, et les jeunes n’ont qu’à profiter de la vie, c’est tout. On est revenu à un système féodal, même si la bureaucratie a changé de nature.
Est-ce que cela peut durer sur le long terme étant donné la vivacité du sentiment antichinois et ce que se permet Pékin ?
Est-ce que vous connaissez un pays communiste qui a pu changer de régime à partir d’actions de l’étranger ? L’histoire nous montre que ce sont les dirigeants qui décident du changement, de l’ouverture, jamais une action extérieure. Quand au sentiment antichinois, les Vietnamiens l’ont toujours eu. Cela ne les ont pas arrêtés de leur quémander les armes pour combattre les Français, les Américains et les nationalistes vietnamiens. On ne sait pas le prix à payer que le Vietnam de maintenant doit à la Chine pour tout cela.
5) Même s’il est relativement exhaustif, votre ouvrage semble avoir été rédigé dans un style scolaire sans pour autant vouloir sacrifier le détail significatif ou l’anecdote révélatrice. Pouvez-vous nous expliquer votre méthode d’écriture et les éventuels obstacles que vous avez rencontrés ?
Premièrement, c’est un livre qui raconte 117 ans de l’histoire du pays, de 1858 à 1975, donc une période très longue. Au début le livre faisait 620 pages et j’ai dû réduire pour ne pas le publier en deux volumes. Deuxièmement, l’objectif de mon livre n’est pas une analyse de ce qui s’est passé accompagné de ce que j’en pense. C’est une retransmission aux nouvelles générations ce qui peut être su et compris concernant ce qui s’est passé. Je n’emploie donc jamais la première personne, je prends toujours le point de vue d’un tiers pour tisser la trame de l’histoire. Je donne des faits, je laisse aux lecteurs la possibilité d’analyser et de faire leur propre opinion de ce qui s’est passé. Je suis simplement un raconteur d’histoire. Un lecteur m’a écrit qu’il a relevé 258 petites histoires dans mon livre qui l’ont enchanté. Un autre a dit que c’est le livre le plus complet sur cette période de l’histoire qu’il avait jamais lu, que tout y est expliqué. Les seuls obstacles sont la véracité des écrits des autres. Comment savoir si la vérité se trouve dans tous les livres ? Car il y a des historiens engagés, qui mettent leurs sentiments au-dessus de la vérité, ou qui présentent leur propre vérité…
Votre position de relative neutralité est d’autant plus rare quand on parle d’un pays comme le Vietnam, l’histoire polarise immédiatement les avis sur des bases politiques…
Exactement, et Ho Chi Minh en est un parfait exemple. Certains historiens français, des plus notoires, disent que Hồ Chí Minh était « plus patriote que communiste », qu’il était devenu communiste seulement parce que Lénine avait dit qu’il aiderait les colonisés, et qu’il avait accepté de voir le Viet Nam devenir un état associé dans le cadre de l’Union française. Je n’ai pas cherché à les contrarier en donnant des explications agrémentées de démonstrations savantes. J’ai seulement cité plusieurs passage du livre « Đường Kách Mệng» écrit par Hồ Chí Minh pour former dès 1925 ( il est allé en Russie pour la première fois en 1923) les premiers membres du Thanh Niên Cộng Sản Đoàn (« Groupement des Jeunes Communistes »), son premier noyau de militants, avec en page de couverture deux citations extraites du « Que faire ? » de Lénine : « Sans théorie révolutionnaire, pas de mouvement révolutionnaire » et « Seul un parti révolutionnaire guidé par une théorie d’avant-garde peut remplir le rôle de combattant d’avant-garde. »
Concernant le sentiment de Hồ Chí Minh sur l’indépendance , il m’a suffi de le citer des documents biographiques publiés au Việt Nam : « « Si le gouvernement français, tirant des leçons de la guerre de ces dernières années, veut aller vers une trêve par la négociation et résoudre les problèmes du Việt Nam par la voie pacifique, le peuple vietnamien et le gouvernement de la RDVN sont prêts à l’accepter […] Il suffit que le gouvernement [français] arrête sa guerre d’invasion pour qu’il y ait un cessez-le-feu. La base du cessez-le-feu au Việt Nam est le respect de la véritable indépendance du Việt Nam […] » et « L’expérience de la Corée nous montre qu’il faut se battre jusqu’à ce que l’impérialiste soit à terre. Sachant qu’il ne peut plus combattre, il acceptera de négocier […] Nous devons aussi nous battre pour que la France soit à terre. À ce moment, on négocie s’il y a des négociations, ce n’est pas en lui proposant de négocier qu’elle va tout de suite négocier. N’ayons pas des illusions. Son but est de nous envahir. S’il lui reste 1 % d’espoir après avoir perdu 99 %, elle continuera de se battre. Il faut la mettre à terre pour qu’elle accepte de négocier. »
6) Le choix de dates étant forcément arbitraire dans l’écriture de l’histoire, pourriez-vous expliciter le choix de ne pas avoir inclus la guerre sino-vietnamienne de 1979 ou troisième guerre d’Indochine, pourtant étroitement liée aux deux précédentes et faisant encore sentir ses effets quant aux relations entre Pékin et Hanoï ?
Je me suis arrêté à 1975 car c’est la fin de la guerre entre les communistes et ceux qui ne veulent pas d’eux, qu’on appelle au Viet Nam les « nationalistes ». De toute façon, quelle que soit l’époque, les Chinois ont toujours été les ennemis du Vietnam, malgré les embrassades des camarades des deux pays. Si les communistes ont utilisé leur camarade chinois pour arriver à leur fin, c’est par calcul.
La guerre sino-vietnamienne est liée à la relation entre Sihanouk et Pékin. L’attaque chinoise du Nord Việt Nam avait pour but de faire pression sur les Vietnamiens pour qu’ils se retirent du Cambodge. Cela n’a rien à voir avec la guerre d’indépendance ( 1858-1954) et la guerre idéologique ou Nord-Sud ( 1945-1975) que je traite dans mon livre.
7) Votre bibliographie ne compte pas moins de 159 références en 3 langues (français, vietnamien et anglais) comprenant parfois des documents d’époques, pourriez-vous donc nous expliquer comment vous avez bâti cette bibliographie et combien de temps a-t-il été nécessaire afin de mener cette tâche à bien ?
Cela m’a pris 3 ans pour accumuler ma documentation. A chaque fois que je lisais quelque chose d’intéressant, je la mettais en mémoire dans mon ordinateur. Je suis littéralement envahi par mes livres. Après avoir écrit mon premier livre, je me suis dit qu’il fallait que j’exploite tout cela. J’ai trouvé des choses qui n’ont jamais été traitées par les historiens les plus sérieux, comme, par exemple, la raison de la répression des chrétiens qui était la justification de l’intervention française au Việt Nam. Source de tous les maux pour les Vietnamiens, elle devait être expliquée, et je me suis plongé dans les archives des Missions étrangères de Paris. Ainsi j’ai pu découvrir la question de la querelle des rites en Chine et ses répercussions au Vietnam.
8) Un dernier mot pour la fin?
J’espère avoir fait de ce livre un bon résumé des événements au Vietnam durant ces deux périodes de son histoire. Les nouvelles générations pourront ainsi connaitre le sens de ce qui est arrivé. J’ai découvert que les Français n’avaient pas l’intention de nous aider à nous épanouir et à devenir une puissance qui pouvait les chasser du pays. Il est indéniable qu’ils nous ont apporté beaucoup de choses, mais pas assez pour nos nombreux besoins. Après leur départ il fallait presque tout inventer. Il est aussi indéniable que le Parti Communiste Vietnamien a pleinement réussi dans ses entreprises de chasser le Français colonisateur et les Américains qui sont venus soutenir les nationalistes. Mais l’histoire ne s’arrête pas là. Qui pouvait prévoir que l’URSS et les pays de l’Est craqueraient un jour ? Déjà, il n’y a plus que 4 pays communistes dans le monde, la Chine, Cuba, le Viet Nam et le Laos. Et au Vietnam seul le mot léniniste de marxiste-léniniste lui est encore attaché. Mais c’est un mot qui pèse encore très lourd, tant que son grand Frère du Nord l’utilise encore …
[1] Cao Đài veut dire Tour élevée et fait référence au Tout-Puissant, Tiên Ông fait référence aux Immortels, donc au taoïsme, et Đại Bồ Tát Ma Ha Tát fait référence au Bouddha et donc au bouddhisme. Il y a douze mots dans l’invocation complète lors des prières : « Nam Mô Cao Đài Tiên Ông Đại Bồ Tát Ma Ha Tát. »